Effet passerelle vape/tabac, « la grande illusion » ? (mais sans Jean Gabin)

Le Blog de LYC se penche aujourd’hui sur une récente étude française visant à évaluer le prétendu « effet passerelle » impliquant un potentiel passage de la cigarette électronique vers le tabagisme. Elle a été menée par Sandra Chyderiotis, Tarik Benmarhnia, François Beck, Stanislas Spilka and Stéphane Legleye. Les institutions impliquées sont :

  • Université Paris-Sud, Université Paris-Saclay, faculté de médecine, faculté de médecine UVSQ, Inserm
  • Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)
  • Département de médecine familiale et de santé publique, Université de Californie,
  • Institution Scripps d’océanographie, Université de Californie
  • Institut national de la statistique et des études économiques

L’étude étant publiée en anglais (source : ScienceDirect.com), en voici la traduction, en commençant dans un premier temps par le résumé.


L’expérimentation de la e-cigarette augmente-t-elle le passage au tabagisme quotidien chez les jeunes fumeurs en France ?


Faits marquants

  • Le tabagisme quotidien est encore très populaire chez les adolescents français de 17 ans.
  • La cigarette électronique est largement expérimentée chez les adolescents français de 17 ans.
  • Parmi les fumeurs réguliers, ceux qui ont déjà utilisé des e-cigarettes ont moins de chances de devenir des fumeurs quotidiens à 17 ans.
  • Les mêmes conclusions ont été tirées, que les e-cigarettes aient été essayées avant ou après avoir fumé.

Résumé

Introduction

Selon de nombreuses études, l’utilisation de la cigarette électronique chez les adolescents est associée à une initiation ultérieure au tabac. Cependant, on sait peu de choses sur son effet sur le passage de l’initiation au tabagisme à la consommation quotidienne.

Méthodes

À l’aide des données rétrospectives d’une enquête nationale représentative française recueillie en 2017 (n = 39 115), nous avons analysé le rôle de l’utilisation des e-cigarettes sur le statut de fumeur quotidien à 17 ans parmi les personnes ayant déjà fumé (n = 21 401). Les rapports de risque (RR) ont été calculés par des régressions de Poisson modifiées avec une approche de pondération de la probabilité inverse du traitement (IPTW).

Résultats

Parmi les adolescents français de 17 ans, 16,8 % ont déclaré utiliser actuellement des cigarettes électroniques (1,9 % ont déclaré en utiliser quotidiennement) et 34,1 % fumer des cigarettes (25,1 % ont déclaré en fumer quotidiennement). Parmi les adolescents ayant déjà fumé, ceux qui ont déclaré avoir déjà utilisé des e-cigarettes étaient moins enclins que ceux qui n’ont pas fait la transition vers le tabagisme quotidien à 17 ans : RR = 0,62 95 % IC [0,60 – 0,64] [ndlr : IC = Intervalle de confiance]. Nous avons obtenu des résultats similaires pour ceux qui ont essayé les e-cigarettes avant de commencer à fumer, RR = 0,76 95 % IC [0,66 – 0,89].

Conclusions

Nos résultats n’ont trouvé aucune preuve d’un risque accru de transition vers le tabagisme quotidien à 17 ans chez les fumeurs ayant déjà fumé et ayant également expérimenté les e-cigarettes. D’autres études devraient examiner le rôle à long terme du vapotage sur les futures habitudes tabagiques à l’aide de méthodes d’inférence causale.


Suite à ce résumé, le Blog de LYC intègre maintenant l’étude en elle-même, avec son contenu plus dense et technique.


1. Introduction

Le tabagisme reste une menace majeure pour la santé publique dans le monde entier (U.S. Department of Health and Human Services, 2010). Parmi les stratégies utilisées pour réduire la prévalence du tabagisme, les programmes ciblant les adolescents sont essentiels, car l’initiation au tabac a généralement lieu pendant l’adolescence et une initiation précoce est associée à une consommation quotidienne plus tardive et à une dépendance à la nicotine (Sharapova et al., 2018).

L’arrivée des cigarettes électroniques, ou e-cigarettes, a bouleversé le domaine de la lutte contre le tabagisme. La vape est considérée comme beaucoup plus sûre que le tabagisme classique (Newton et al., 2018), bien qu’elle puisse avoir des effets divers sur la santé, y compris chez les adolescents (U.S. Department of Health and Human Services, 2016) [ndlr: 95 % moins risquée]. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour quantifier le niveau de risque associé à leur utilisation (Glantz et Bareham, 2018 ; Organisation mondiale de la santé, 2019).

Les cigarettes électroniques sont de plus en plus populaires parmi les adolescents. Aux États-Unis, la vaporisation est même devenue plus courante que le tabagisme et la consommation de tout autre produit du tabac. En 2018, la consommation actuelle de e-cigarettes était de 20,8 % chez les lycéens américains (Gentzke et al., 2019). En France, ce chiffre était de 10,0 % chez les lycéens en 2015, mais il est passé à 16,0 % en 2018 (Spilka et al., 2019).

Les chercheurs et les décideurs craignent que l’utilisation de la cigarette électronique ne représente une porte d’entrée vers le tabagisme et ne compromette ainsi les efforts publics visant à le réduire. Plusieurs hypothèses ont été proposées pour expliquer la relation causale potentielle entre l’expérimentation de la cigarette électronique et le tabagisme, notamment la dépendance à la nicotine, le fait que les cigarettes pourraient être plus accessibles aux utilisateurs de cigarettes électroniques et les similitudes d’utilisation entre les deux produits (Schneider et Diehl, 2016). Une autre hypothèse, la responsabilité commune à l’égard de la consommation de drogues, considère que certaines personnes présentant des caractéristiques non observées pourraient être prédisposées à expérimenter différents produits (Vanyukov et Ridenour, 2012).

Ces dernières années, un nombre croissant de publications ont étudié la relation entre l’utilisation de la cigarette électronique et l’expérimentation du tabac. Grâce à des études de cohorte d’adolescents aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, il a été démontré que l’initiation au tabac est fortement corrélée avec l’utilisation antérieure de la cigarette électronique (East et al., 2018 ; Hammond et al., 2017 ; Soneji et al., 2017). Inversement, l’expérimentation de la cigarette électronique (ou l’initiation à la cigarette électronique) est en corrélation avec le fait d’avoir déjà fumé (East et al., 2018). Bien qu’elles aient pris en compte la temporalité, les méthodes utilisées dans ces études ne permettent pas de conclure à une relation causale entre les deux comportements, car les résultats pourraient simplement illustrer la responsabilité commune à l’égard de la consommation de drogues (Lynn T. Kozlowski et Warner, 2017).

Peu d’études de cohorte ont examiné le lien entre la consommation de cigarettes électroniques et la transition ultérieure vers le tabagisme régulier chez les adolescents. Elles ont appliqué des définitions disparates de la transition vers le tabagisme régulier, n’ont pas examiné le tabagisme quotidien et sont parvenues à des résultats peu concluants. Par exemple, Conner et al. n’ont pas détecté d’association entre l’utilisation de la e-cigarette et les habitudes tabagiques ultérieures (définies comme le fait de fumer des cigarettes rarement, occasionnellement ou fréquemment) chez des fumeurs occasionnels d’Angleterre âgés de 13-14 ans au départ (OR [ndlr : Odds Ratio, rapport des chances] : 1,89, 95 % IC 0,82-4,33, N = 318) (Conner et al., 2018). Chaffee et al. (Chaffee et al., 2018) ont constaté que chez les Américains ayant déjà fumé (12-17 ans, N = 1295), l’expérimentation de la e-cigarette était positivement associée à une progression vers une habitude établie de fumer la cigarette, définie comme ayant fumé ≥ 100 cigarettes et ayant fumé au cours des 30 derniers jours (OR : 1,80 ; 95 % IC : 1,04-3,12) . Ces études présentent un certain nombre de limites, notamment des échantillons plutôt petits, un suivi à seulement un an après la base de référence et l’utilisation de méthodes qui ne permettent pas de conclure à une relation de cause à effet entre l’utilisation de la cigarette électronique et les habitudes tabagiques plus tard dans la vie.

Plusieurs méthodes d’inférence causale peuvent être appliquées aux études d’observation pour estimer les relations causales. Par exemple, l’IPTW (Inverse Probability of Treatment Weighting) utilise un score de propension pour vérifier et atteindre l’équilibre des covariables entre les répondants exposés et non exposés (Austin, 2011 ; Austin et Stuart, 2015 ; Hernan, 2006 ; Imbens et Rubin, 2015). Timberlake et al. ont utilisé une approche d’appariement des scores de propension sur les données de la National Longitudinal Study of Adolescent Health pour évaluer si le tabac sans fumée était une passerelle vers le tabagisme (Timberlake et al., 2009). Ils ont constaté que l’association observée entre le tabac sans fumée et le tabagisme n’était pas due à un effet du tabac sans fumée mais uniquement à des différences de base entre les utilisateurs et les non-utilisateurs de tabac sans fumée.

En France, le tabagisme quotidien est encore très répandu. En 2017, 25,1 % des adolescents de 17 ans ont déclaré avoir fumé au moins une cigarette par jour au cours du mois précédent (Spilka et al., 2018). L’examen de la transition entre l’initiation au tabac et le tabagisme quotidien fournirait des informations utiles sur le rôle de l’utilisation de la e-cigarette sur les trajectoires du tabagisme à cette période critique. L’hypothèse de l’effet de passerelle suggère que l’expérimentation des e-cigarettes pourrait provoquer l’initiation au tabagisme et, potentiellement, la transition ultérieure vers le tabagisme quotidien. L’expérimentation des e-cigarettes après l’initiation au tabac pourrait également renforcer la consommation de tabac et conduire à un tabagisme quotidien.

Objectif : Avec une approche IPTW et des données de cohorte rétrospectives, nous analysons si l’utilisation de la e-cigarette a eu un impact sur le passage à la consommation quotidienne de tabac chez les Français de 17 ans ayant déjà fumé, en utilisant une grande enquête nationale représentative. Dans des analyses complémentaires, nous étudions si cet impact diffère avec la séquence du produit expérimenté en premier lieu.

2. Méthodes

2.1. Source des données

L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies et la Direction de la fonction publique nationale et de la jeunesse mènent tous les trois ans l’enquête ESCAPAD (enquête sur la santé et la toxicomanie) pour fournir des estimations nationales représentatives de la prévalence de la consommation de drogues chez les adolescents français (Beck et al., 2006). Tous les citoyens français sont tenus d’assister à une journée obligatoire d’information civique et militaire appelée Journée de la défense nationale et de la citoyenneté (JDC) peu après avoir atteint l’âge de 17 ans. Comme l’attestation de participation à la JDC est obligatoire pour tous les examens publics, y compris le permis de conduire, seule une petite proportion de jeunes (≈ 4,1 %) reportent leur participation. La collecte de données ESCAPAD a lieu pendant deux semaines en mars dans tous les centres JDC du territoire français. Tous les adolescents présents sont invités à remplir un questionnaire auto-administré, structuré selon les recommandations de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies sur les modes de consommation de substances (Bless et al., 1997). La participation à l’enquête est confidentielle et anonyme et les participants peuvent refuser de participer, comme cela leur a été explicitement indiqué. L’enquête a obtenu le label d’intérêt général Statistiques publiques du Conseil national de l’information statistique (CNIS).

Les données proviennent d’ESCAPAD 2017 en France métropolitaine. 43 892 adolescents ont participé à la JDC, 42 751 ont rempli le questionnaire, et 41 908 ont rempli un questionnaire valide (16-24 ans). Parmi les questionnaires valides, 6,7 % ont été remplis par des répondants hors âge et donc retirés. L’échantillon final comprenait 39 115 adolescents français d’un âge moyen de 17,4 ans (min : 17 ; max : 18,5). Les données sont calibrées pour garantir une représentativité basée sur le sexe et l’âge pour chacun des 95 départements (niveau des divisions administratives du territoire en France).

2.2. Population de l’étude

L’échantillon comprenait 23 095 répondants qui ont déclaré avoir déjà essayé de fumer. L’initiation au tabagisme a été définie par le biais de la question : « Au cours de votre vie, avez-vous déjà fumé des cigarettes, des cigares ou des cigarillos » (jamais/oui). Les personnes ont été classées comme manquantes si elles n’ont pas indiqué leur consommation de cigarettes au cours des 30 derniers jours, si elles ont déjà utilisé une e-cigarette, leur âge au moment de l’initiation à la e-cigarette ou leur âge au moment de la transition vers le tabagisme quotidien. Ces variables étaient nécessaires pour les définitions de l’exposition et des résultats. En conséquence, l’échantillon de l’étude analytique comprenait 21 401 personnes ayant déjà fumé.

2.3. Variable de résultat

La variable de résultat était la déclaration du nombre de cigarettes fumées quotidiennement au cours des 30 derniers jours. Les personnes ayant déclaré fumer une ou plusieurs cigarettes par jour étaient considérées comme des fumeurs quotidiens à 17 ans.

2.4. Variable d’exposition

La variable d’exposition a été définie comme « utilisation de la cigarette électronique à un âge similaire ou inférieur à celui du début du tabagisme quotidien » (exposition = 1,) par rapport à aucune utilisation de la cigarette électronique (exposition = 0), résultant de la combinaison de trois mesures distinctes : « jamais utilisé d’e-cigarettes », « âge de la première utilisation d’e-cigarettes » et « âge de transition vers le tabagisme quotidien (tabac) » (le cas échéant). L’usage de la cigarette électronique a été défini par la question : « Au cours de votre vie, avez-vous déjà utilisé une cigarette électronique » (jamais/oui). Afin de s’assurer que l’exposition se produisait avant le résultat, l’âge de la première utilisation de la e-cigarette (« Quel âge avez-vous eu la première fois que vous avez utilisé une cigarette électronique ») et l’âge de transition vers le tabagisme quotidien (« Si vous fumez quotidiennement, à quel âge avez-vous commencé à fumer tous les jours ? ») ont été utilisés pour classer les répondants qui avaient déjà essayé la e-cigarette et qui déclaraient une habitude de fumer quotidiennement à 17 ans (n = 7054). Les répondants qui ont essayé la e-cigarette avant, ou au même âge que le tabagisme quotidien, ont été considérés comme exposés (n = 4184), tandis que ceux qui ont essayé la e-cigarette après leur passage au tabagisme quotidien ont été considérés comme non exposés (n = 2870) (Fig. 1). En conséquence, l’échantillon de l’étude comprenait 13 055 personnes exposées et 8 346 personnes non exposées.

Fig. 1. Classification de l’exposition.

2.5. Covariétés

Les variables sociodémographiques suivantes ont été prises en compte : âge (continu), sexe, statut professionnel des parents (catégorie professionnelle la plus élevée de l’un ou l’autre parent, recodée en 5 catégories ordonnées : faible ; défavorisé ; moyen ; favorisé ; élevé) ; structure familiale (membres du ménage, recodés en 3 catégories : famille nucléaire ; famille recomposée ; famille monoparentale/autres) et score sur l’échelle de richesse familiale (FAS) (Currie et al., 2008). Le score FAS a été construit en trois catégories (faible, modéré, élevé) à partir de quatre questions : nombre de voitures appartenant à la famille ; si la chambre du répondant est partagée avec un autre membre du ménage ; nombre de vacances/voyages familiaux au cours de l’année écoulée ; nombre d’ordinateurs ou de tablettes numériques appartenant à la famille.

L’âge au moment de l’initiation au tabac (« Quel âge aviez-vous la première fois que vous avez fumé une cigarette » ?) a été inclus car il s’agit d’un facteur prédictif important du tabagisme quotidien futur (Sharapova et al., 2018 ; Walker et Loprinzi, 2014).

Les variables relatives aux performances scolaires déclaraient un redoublement (non ; oui), des difficultés à lire en français et des difficultés à écrire en français (non ; oui, parfois ; oui, souvent ; recodé en « non » ou « oui »).

Les variables relatives à la consommation de substances (licites ou illicites) ont été utilisées pour estimer et contrôler l’effet d’un risque commun de dépendance (Mayet et al., 2016). Les expérimentations sur le narguilé, l’alcool, l’ivresse et le cannabis ont été incluses dans les questions « Au cours de votre vie, avez-vous déjà : fumé du tabac avec un narguilé/bu de l’alcool/été ivre/ fumé du cannabis ? » et « Quel âge aviez-vous la première fois ? Pour chacune, une variable catégorielle a été créée (jamais consommé ; initiation tardive ; initiation précoce). L’initiation précoce a été définie comme un âge à l’initiation inférieur au 25e percentile (Mayet et al., 2016) : 14 ans pour le narguilé et l’alcool et 15 ans pour l’ivresse et le cannabis. Le nombre d’autres drogues illicites expérimentées a été inclus en tant que variable catégorielle codée de 0 à 7 produits. Les autres drogues illicites comprenaient les champignons, l’ecstasy/MDMA, l’amphétamines/le speed, le LSD, le crack/freebase, la cocaïne, l’héroïne.

2.6. Analyse statistique

L’échantillon de répondants et l’échantillon analytique ont été décrits avec des pourcentages pour les variables catégorielles et des moyennes pour les variables continues.

Nous avons utilisé une approche IPTW en estimant des scores de propension inverses stabilisés (PS) comme poids pour estimer l’impact de l’expérimentation de la cigarette électronique sur le passage au tabagisme quotidien parmi les utilisateurs de la cigarette. Cette approche permet de contrôler les facteurs de confusion mesurés et de vérifier l’équilibre de ces facteurs de confusion entre les groupes exposés et non exposés.

Le score de propension représente pour chaque individu la probabilité d’être exposé en fonction des caractéristiques de base (Ali et al., 2016 ; Rosenbaum et Rubin, 1983). Il a été estimé en effectuant une régression logistique multiple sur la variable d’exposition (e-cigarette jamais utilisée). Les variables ont été incluses dans la régression logistique PS si elles pouvaient influencer le résultat (tabagisme quotidien à 17 ans) ou avoir un impact sur la probabilité d’exposition sans être influencées par l’exposition : variables d’âge et d’âge à la première consommation de cigarettes, sociodémographiques, de performance scolaire et de consommation de drogues. Toutes les variables ont été ajoutées comme effets principaux, ainsi que les termes d’interaction suivants : âge au moment de l’initiation au tabac et sexe, âge au moment de l’initiation au tabac et score de SAF, âge au moment de l’initiation au tabac et difficulté à lire, et expérimentation du narguilé et sexe. En outre, les facteurs de pondération de l’enquête ESCAPAD 2017 ont été inclus dans le modèle PS. Enfin, des pondérations PS inverses stabilisées ont été calculées (Austin et Stuart, 2015 ; Xu et al., 2010).

Pour évaluer l’équilibre entre les deux groupes, des différences moyennes standardisées (DMN) absolues de chaque covariable sélectionnée ont été calculées entre les groupes exposés et non exposés avant et après l’inclusion des PS inverses stabilisées en tant que facteurs de pondération. Nous avons choisi un seuil conventionnel, une DMN absolue inférieure à 0,1, comme indicateur de bon équilibre dans l’échantillon pondéré (Austin et Stuart, 2015 ; Linden et Samuels, 2013).

L’impact de l’utilisation de la cigarette électronique sur le tabagisme quotidien a été estimé par des ratios de prévalence (interprétés comme des ratios de risque) obtenus à partir d’un modèle de régression de Poisson modifié simple avec l’IPTW, qui incluait le tabagisme quotidien à 17 ans comme résultat et l’utilisation de la cigarette électronique comme exposition. Les modèles de Poisson modifiés permettent directement l’estimation des ratios de risque (Zou et Donner, 2013). L’option de variance robuste a été choisie pour estimer correctement les intervalles de confiance (Zou, 2004). Nous avons réalisé un modèle de Poisson supplémentaire incluant les variables utilisées pour spécifier le score de propension sous forme de covariables afin d’ajuster le déséquilibre résiduel potentiel des covariables et de fournir des estimations doublement robustes (Imbens et Rubin, 2015).

Fig. 2. Analyses principales et complémentaires.

3. Résultats

3.1. Le tabagisme et l’usage de la cigarette électronique chez les adolescents français de 17 ans (n = 39 115)

59,0 % des adolescents français de 17 ans déclarent avoir essayé de fumer, un chiffre à peine plus élevé que l’expérimentation de la cigarette électronique (52,4 %). L’usage au cours du mois écoulé est deux fois plus fréquent pour les cigarettes que pour les e-cigarettes (34,1 % contre 16,8 %). Pour les cigarettes, l’utilisation au cours du mois écoulé a été principalement le tabagisme quotidien (25,1 %), alors que l’utilisation quotidienne de la e-cigarette n’a été que de 1,9 % (tableau 1).

Tableau 1. Prévalence de l’usage de la e-cigarette et du tabagisme à 17 ans, en France en 2017 (ESCAPAD 2017, OFDT).

À 17 ans, 44,8 % avaient déjà expérimenté les deux produits (double utilisateurs), 33,5 % n’avaient expérimenté aucun produit, et 14,1 % avaient seulement essayé de fumer, tandis que 7,6 % avaient seulement essayé la cigarette électronique.

L’âge moyen au moment de l’initiation au tabac était de 14,4 ans, l’âge moyen au moment de la transition vers le tabagisme quotidien était de 15,1 ans et l’âge moyen au moment de l’initiation à la e-cigarette était de 15,4 ans. Parmi les double utilisateurs, 71,4 % ont essayé la e-cigarette après avoir essayé de fumer, tandis que 13,2 % ont essayé la e-cigarette avant, et 15,4 % la même année. Parmi les fumeurs quotidiens qui ont essayé la e-cigarette (N = 7 054), 40,2 % (N = 2 870) l’ont essayée après le passage à la cigarette quotidienne, 27,2 % (N = 1 882) avant et 32,7 % (N = 2 302) la même année.

3.2. Rôle de l’usage de la cigarette électronique lors du passage à la consommation quotidienne à 17 ans chez les personnes ayant déjà fumé (n = 21 401)

Dans la population qui nous intéresse, 32,1 % des personnes qui ont expérimenté la cigarette électronique (groupe exposé, n = 13 055) étaient des fumeurs quotidiens, contre 49,6 % chez les autres (groupe non exposé, n = 8 346). Leurs caractéristiques sont présentées dans le tableau S1 des documents complémentaires.

Le tableau 2 résume l’impact estimé de l’utilisation des e-cigarettes sur la transition vers le tabagisme quotidien chez les personnes ayant déjà fumé. La régression pondérée simple a donné une estimation de RR = 0,62 95 % IC [0,60 – 0,64]. Les adolescents qui ont expérimenté la e-cigarette étaient moins susceptibles que ceux qui ne l’ont pas fait de passer à une consommation quotidienne de tabac à 17 ans. L’ajout de covariables a donné des résultats très similaires (non indiqués). La spécification du score de propension a permis de bien équilibrer les répondants exposés et non exposés sur les covariables choisies (plus haut SMD absolu = 0,01) (tableau S2). La PS inverse stabilisée a montré une dispersion raisonnable, condition de la fiabilité de l’estimation (tableau 3).

Tableau 2. Estimation de l’effet de l’utilisation de la e-cigarette sur le passage au tabagisme quotidien chez les Français ayant déjà fumé à 17 ans en 2017 (ESCAPAD 2017, OFDT).

Tableau 3. Distribution des scores de propension inverse stabilisés dans l’échantillon analytique (ESCAPAD 2017, OFDT).

La suppression des variables décrivant la consommation d’autres substances et l’école de la spécification du score de propension a très légèrement réduit l’effet négatif de la e-cigarette sur la transition vers le tabagisme quotidien (de RR = 0,62 95 % IC [0,60 – 0,64] à RR = 0,66 95 % IC [0,63 – 0,68]) (tableau S3).

Si l’on considère la chronologie de l’expérimentation de la cigarette électronique et du tabagisme, l’effet négatif de la cigarette électronique sur la transition vers le tabagisme quotidien était toujours présent lorsque les individus expérimentaient la cigarette électronique avant de commencer à fumer (RR = 0,76 95 % IC [0,66 – 0,89]). Lorsqu’ils ont essayé l’e-cigarette après avoir fumé, l’effet était RR = 0,66 95 % IC [0,64 – 0,69] (tableaux S4 et S5).

4. Discussion

Nos résultats montrent que parmi les Français ayant déjà fumé à 17 ans, ceux qui avaient expérimenté la e-cigarette étaient moins susceptibles de passer plus tard à la cigarette quotidienne que ceux qui ne l’avaient pas fait. C’était le cas même lorsque la e-cigarette était essayée avant de commencer à fumer, en contradiction avec l’hypothèse de la passerelle.

De nombreuses études ont montré une association entre l’utilisation de la e-cigarette et l’initiation ultérieure au tabac chez les adolescents des États-Unis, du Royaume-Uni ou du Canada (Soneji et al., 2017). Comme mentionné précédemment, l’expérimentation de la e-cigarette et le tabagisme semblent être des comportements fortement associés. Nos résultats ne remettent pas en cause ces constatations puisque notre résultat (le tabagisme quotidien) et nos objectifs étaient différents.

Certaines études ont examiné le tabagisme régulier comme un résultat. Barrington-Trimis et al. ont constaté que les adolescents qui ont expérimenté la e-cigarette étaient plus enclins que les autres à devenir des fumeurs réguliers et des consommateurs de tabac, bien qu’ils n’aient pas constaté de différence significative entre les deux résultats. En France, la plupart des adolescents commencent par expérimenter le tabagisme, puis expérimentent les e-cigarettes, ce qui pourrait expliquer une partie de la différence. En cohérence avec nos résultats, parmi les fumeurs réguliers au départ, ils ont trouvé que ceux qui avaient déjà utilisé des e-cigarettes au départ ne différaient pas dans leur séquence de progression du tabagisme de ceux qui ne l’avaient pas fait (OR = 0,76 ; 95 % IC:0,41-1,42 pour la déclaration de consommation fréquente de cigarettes au cours des 30 derniers jours, définie comme 3-5 jours ou plus) (Barrington-Trimis et al., 2018). Il semble que, bien que les e-cigarettes et le tabagisme soient des comportements associés, les e-cigarettes ne semblent pas augmenter les comportements de fumeurs parmi les personnes ayant déjà fumé.

En France, le tabagisme reste beaucoup plus fréquent que dans les pays où d’autres études ont été menées, ce qui pourrait expliquer les résultats divergents trouvés dans la littérature. En 2018, 27,3 % des lycéens français ont déclaré avoir fumé au cours des 30 derniers jours (Spilka et al., 2019). En comparaison, la consommation actuelle de cigarettes était de 8,1 % chez les lycéens américains la même année (13,9 % pour tout produit du tabac combustible) (Gentzke et al., 2019) et elle était de 15 % à l’âge de 15 ans au Royaume-Uni en 2016 (National Health Service Digital, 2017). En outre, des dispositifs créant une forte dépendance et délivrant de fortes doses de sels de nicotine n’étaient pas disponibles en France au moment de l’enquête, contrairement à la situation aux États-Unis où la plupart des e-cigarettes utilisées par les adolescents contiennent de la nicotine. De même, comme pour le tabagisme, le vapotage en France est fortement réglementé et la publicité est interdite, ce qui n’est pas le cas, par exemple, aux États-Unis (Marynak et al., 2018).

La France a récemment mis en œuvre de fortes politiques de lutte contre le tabagisme, notamment des emballages neutres et des augmentations régulières des prix (Lermenier-Jeannet, 2018). Dans le même temps, la prévalence du tabagisme quotidien chez les adultes est actuellement en forte diminution (Andler et al., 2019). Nos résultats pourraient illustrer cette dénormalisation continue du tabagisme. Les e-cigarettes pourraient représenter une alternative au tabagisme pour une proportion croissante d’adolescents qui, bien qu’ils puissent expérimenter les deux produits, perdent tout intérêt pour le tabac. Pour tester cette hypothèse, les motivations pour fumer et pour utiliser la e-cigarette chez les adolescents français devront être approfondies par des analyses à la fois qualitatives et quantitatives.

L’usage des e-cigarettes, en particulier chez les adolescents, reste un sujet controversé parmi les professionnels de la santé publique (Chapman et al., 2019 ; Kozlowski et Warner, 2017 ; Newton et al., 2018). Cependant, en France, le tabagisme représente toujours la principale menace pour la santé. Dans ce contexte et à la lumière de nos résultats, nous recommandons de poursuivre les efforts de lutte contre le tabagisme et de produire des données plus solides pour mieux comprendre les risques liés aux e-cigarettes et leur rôle dans les comportements tabagiques. Des données sur le rôle des e-cigarettes provenant de pays où la prévalence du tabagisme varie sont nécessaires pour compléter la littérature existante.

4.1. Limitations

Nos conclusions sont provisoires et ne concernent que les fumeurs âgés de 17 ans. Les personnes qui, à 17 ans, ne sont pas des fumeurs quotidiens pourraient suivre deux trajectoires possibles : devenir plus tard des fumeurs quotidiens ou rester des fumeurs non quotidiens. Nos analyses devraient être répétées dans les cohortes qui enquêtent sur les groupes d’âge plus âgés pour étudier l’impact de l’utilisation de la cigarette électronique sur les comportements tabagiques plus tard dans la vie.

Nous utilisons l’âge auto-déclaré au moment de l’initiation au tabac et à la cigarette électronique ainsi que l’âge au moment de la transition vers le tabagisme quotidien pour construire des trajectoires rétrospectives d’utilisation. Nous reconnaissons qu’un biais de rappel pourrait être possible mais limité pour ces questions (Henriksen et Jackson, 1999 ; Johnson et Mott, 2001 ; Parra et al., 2003). Ces événements se sont pour la plupart produits sur une période de 5 ans et l’initiation au tabac est généralement considérée comme un « rite de passage » important pour les adolescents en France. Nous supposons donc que la séquence d’utilisation entre la e-cigarette, la cigarette et le tabagisme quotidien doit être bien rappelée.

Nous n’avons considéré que l’initiation à la cigarette électronique (et non l’usage régulier ou quotidien) comme une exposition. Cette limitation est mineure compte tenu de la proportion relativement faible d’utilisation régulière de la e-cigarette à 17 ans. Enfin, comme le type de dispositif d’e-cigarette et la présence de nicotine dans le liquide étaient inconnus, nous n’avons pas pu les prendre en compte.

En conclusion, nos résultats représentent des indications supplémentaires sur le rôle potentiel de la e-cigarette sur les habitudes tabagiques en se concentrant sur la transition vers le tabagisme quotidien. Ils s’appuient sur la robustesse de la méthode d’enquête ESCAPAD 2017 et sur une approche analytique rigoureuse. Ils illustrent le contexte français où le tabagisme est encore très répandu bien que de moins en moins populaire et où l’expérimentation des e-cigarettes pourrait refléter un manque d’intérêt pour le tabagisme. Cependant, la vape des adolescents devra être surveillée de près pour éviter tout problème de santé publique.

Contributeurs

SL, SC et TB ont conçu le plan d’analyse statistique. FB et SS ont supervisé les travaux. SC a effectué l’analyse des données et rédigé le manuscrit. SL, TB, FB et SS ont fourni un retour d’information critique sur le manuscrit et les analyses. Tous les auteurs ont lu et approuvé le manuscrit final.
Rôle de la source de financement

Ces travaux ont été soutenus par la Ligue contre le cancer dans le cadre du programme de recherche PETAL sur le tabagisme chez les adolescents. Le contenu est sous la seule responsabilité des auteurs.

Déclaration d’intérêt concurrent

Aucun conflit déclaré.

Remerciements

Nous remercions Gwenn Menvielle et Raphaël Andler pour leurs conseils sur le plan d’analyse statistique, l’équipe du programme de recherche PETAL pour son soutien et l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) pour sa coordination. Nous remercions Jenna Binion et Eric Thomson pour leur aide à la relecture du manuscrit.


Annexe A. Données complémentaires

Voici des données complémentaires à cet article :


Fichier d’origine (anglais), avec références

source : ScienceDirect.com